Imaginez : votre enfant de 14 ans ouvre TikTok, tombe dans un vortex de vidéos qui ne s’arrête jamais et, trois heures plus tard, il est toujours scotché à l’écran sans même s’en rendre compte. Ce scénario, presque banal aujourd’hui, pourrait bientôt appartenir au passé en Europe. Mercredi 27 novembre 2025, le Parlement européen a voté massivement (483 pour, 92 contre) un rapport qui envoie un message clair aux géants du numérique : les enfants ne sont pas vos clients. Et quand on parle enfants, on parle business model entier à revoir pour des centaines de plateformes.
Un vote qui marque la fin de l’âge d’or du “tout est permis”
Le texte adopté n’est pas encore une loi, mais il pèse lourd. Il fixe le cap politique et oblige la Commission à accélérer. Parmi les mesures phares : proposer un âge minimum de 16 ans pour accéder librement aux réseaux sociaux et plateformes vidéo. En dessous de 16 ans ? Autorisation parentale obligatoire, et encore… les députés veulent que ce soit vraiment compliqué à contourner.
Pourquoi maintenant ? Parce que les chiffres font peur. Un quart des mineurs européens présentent déjà des signes de dépendance comportementale aux smartphones. Les urgences pédopsychiatriques liées aux réseaux sociaux explosent dans plusieurs pays. Et pendant ce temps, les algorithmes continuent de pousser toujours plus de contenu pour maximiser le temps passé… et donc les revenus publicitaires.
« Nous disons clairement aux plateformes : vos services ne sont pas conçus pour les enfants. Et l’expérience s’arrête là. »
– Christel Schaldemose, rapporteure S&D
Les mécanismes addictifs dans le viseur
Le rapport va très loin sur ce qui doit purement et simplement disparaître pour les mineurs :
- Le scroll infini (adieu Reels, Shorts et For You qui ne s’arrêtent jamais)
- La lecture automatique des vidéos suivantes
- Les notifications push intempestives conçues pour ramener l’utilisateur
- Les boucles de récompense type streaks Snapchat ou likes en cascade
- Les boîtes à butin et toute forme de ludification payante
Ces fonctionnalités ne sont pas anodines : elles exploitent directement les circuits de la dopamine chez les adolescents, dont le cerveau est encore en construction jusqu’à 25 ans. Des études neuroscientifiques citées dans le rapport montrent que ces mécanismes créent les mêmes schémas que certaines addictions classiques.
Publicité ciblée : la poule aux œufs d’or menacée
Pour les marketeurs, c’est peut-être la bombe la plus grosse. Le Parlement veut limiter drastiquement les systèmes de recommandation basés sur l’engagement et la publicité comportementale pour les mineurs. Concrètement ? Finies les pubs ultra-personnalisées qui suivent un ado de 13 ans parce qu’il a regardé trois vidéos de sneakers.
En clair : si demain vous lancez une campagne sur Meta ou TikTok en ciblant les 13-17 ans avec du reciblage précis, vous risquez de tomber sur un mur. Et les plateformes, elles, risquent des amendes allant jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial (on parle de dizaines de milliards pour les GAFAM).
Kidfluencing : la fin du Far West ?
Autre pratique directement visée : le kidfluencing. Ces comptes d’enfants stars qui rapportent des milliers d’euros à leurs parents via des partenariats de marque. Le rapport propose purement et simplement d’interdire l’exploitation commerciale des mineurs sur les réseaux. Exit les familles qui vivent du contenu de leurs enfants de 8 ans. En France, la loi existe déjà depuis 2020 mais reste peu appliquée ; l’Europe veut harmoniser et durcir.
Deepfakes et IA générative : le nouveau cauchemar
On oublie souvent cet aspect, mais le texte aborde aussi les dangers de l’intelligence artificielle générative. Les députés demandent des garde-fous spécifiques contre les applications qui permettent de créer des deepfakes pornographiques non consentis impliquant des mineurs. On pense évidemment aux affaires récentes dans des lycées espagnols ou américains où des photos de camarades de classe ont été transformées en images nues via des outils IA accessibles en deux clics.
Le message est clair : les plateformes qui hébergent ou promeuvent ce type d’outils devront mettre en place des filtres drastiques dès la conception (principe du safety by design).
Vérification d’âge : la fin des fausses dates de naissance
Tout cela repose sur un pilier : pouvoir vérifier l’âge de manière fiable. La Commission travaille sur deux outils :
- Une application européenne de vérification d’âge
- Le portefeuille d’identité numérique eID
Les députés exigent que ces systèmes soient fiables, respectueux de la vie privée et impossibles à contourner avec une simple fausse date de naissance. On parle potentiellement de reconnaissance biométrique ou de croisement avec des bases administratives nationales.
Pour les plateformes, cela signifie des investissements colossaux. TikTok, Snapchat ou YouTube vont devoir repenser complètement leurs flux d’inscription.
Ce que ça change concrètement pour les marques
Si vous êtes CMO, head of social ou fondateur d’une startup qui touche la Gen Z ou la Gen Alpha, prenez des notes :
- Vos audiences 13-15 ans risquent de fondre brutalement ou de devenir inaccessibles sans consentement parental vérifié
- Le coût d’acquisition sur ces tranches d’âge va exploser
- Les formats courts addictifs (Reels, Shorts) pourraient être bridés pour les mineurs
- Les influenceurs mineurs avec qui vous collaborez risquent de disparaître ou d’être très encadrés
- Les campagnes humoristiques ou “relatables” qui marchent si bien sur les ados devront peut-être migrer vers des formats plus institutionnels ou passer par les parents
Bref, toute une partie du marketing digital adolescent va devoir se réinventer. Et vite.
Les plateformes jouent déjà leur va-tout
Meta a immédiatement réagi en rappelant qu’elle a “déjà les outils les plus stricts du marché”. TikTok met en avant ses 40 000 modérateurs et ses restrictions horaires. Mais derrière les communiqués, c’est la panique : une grande partie de la croissance de ces apps repose sur l’arrivée massive de pré-ados. Bloquer ou brider cette tranche d’âge, c’est potentiellement des centaines de millions d’utilisateurs actifs en moins.
Et après ?
Ce rapport n’est qu’une étape. Il doit maintenant être transformé en proposition législative par la Commission, puis voté en plénière. Mais le signal politique est ultra clair : l’Europe ne veut plus être le terrain de jeu sans règles des géants américains (et chinois). Après le RGPD et le DSA, voici venir le “Digital Child Protection Act” informel.
Pour les entrepreneurs, c’est aussi une opportunité. Les startups qui proposeront des alternatives saines, éducatives ou créatives pour les enfants vont avoir le vent en poupe. Les outils de contrôle parental intelligents, les réseaux sociaux “by design” pour les moins de 16 ans, les plateformes de gaming sécurisées… il y a de la place pour disrupter.
Une chose est sûre : 2026 ne ressemblera pas à 2024 pour le marketing jeune. L’époque où l’on pouvait toucher un ado de 13 ans avec 0,02 € le clic en ciblant ses centres d’intérêt les plus intimes est en train de se terminer. Et tant mieux, diront certains. Et tant pis pour le ROI facile, diront les autres.
Une nouvelle ère commence. Plus contraignante, plus éthique, et probablement plus créative.
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