Imaginez perdre du jour au lendemain 8 millions d’utilisateurs actifs. Pas à cause d’un bug, pas à cause d’un bad buzz, mais parce qu’un État décide purement et simplement de couper l’accès à votre application. C’est exactement ce qui vient d’arriver à Snapchat en Russie. Et ce n’est pas une petite mise à jour de politique de confidentialité : c’est une interdiction totale, décidée par Roskomnadzor, l’organisme russe de régulation des communications.
Pour les entrepreneurs, les marketeurs et les investisseurs qui suivent de près les GAFAM et leurs challengers, cette nouvelle tombe au pire moment pour Snap Inc. L’entreprise luttait déjà pour relancer sa croissance dans les marchés matures, et voilà qu’un pays entier lui ferme la porte. Pire : ce n’est pas un cas isolé. L’Australie s’apprête à bannir les moins de 16 ans des réseaux sociaux dès la semaine prochaine, ce qui va coûter environ 500 000 utilisateurs supplémentaires à Snapchat. Le cumul des deux événements risque de laisser des traces profondes dans les prochains résultats trimestriels.
Pourquoi la Russie a-t-elle bloqué Snapchat (et FaceTime) ?
La justification officielle est glaçante de froideur bureaucratique. Selon Roskomnadzor, Snapchat et FaceTime auraient été utilisés « pour organiser et commettre des actes terroristes », recruter des auteurs, ou encore commettre des fraudes. Difficile de vérifier ces allégations, mais on peut douter que Snapchat – application connue pour ses filtres chien et ses stories éphémères – soit le canal privilégié des organisations criminelles sérieuses.
En réalité, cette interdiction s’inscrit dans une stratégie bien plus large du Kremlin : reprendre le contrôle total des flux d’information et de communication à l’intérieur de ses frontières. Depuis août 2025, WhatsApp et Telegram sont déjà fortement restreints. L’objectif ? Faire migrer massivement la population vers MAX, la messagerie made in Russia, développée sous l’égide directe du pouvoir et préinstallée d’office sur tous les nouveaux smartphones vendus dans le pays.
« L’État russe construit son propre internet souverain, un jardin clos où seul le contenu validé par le Kremlin circule librement. »
– Rapport Freedom House 2025 sur la liberté d’internet
Les chiffres qui font mal à Snap Inc.
Regardons les chiffres en face :
- Environ 8 millions d’utilisateurs mensuels actifs en Russie avant le ban
- Perte estimée à 8,5 millions d’utilisateurs entre la Russie et l’Australie d’ici fin 2025
- La Russie représentait environ 2 % des utilisateurs mondiaux de Snapchat, mais surtout des utilisateurs à forte valeur publicitaire (ARPU élevé)
- Le titre Snap Inc. a perdu plus de 6 % en deux jours après l’annonce
Ces pertes ne sont pas anodines. Snapchat a beau compenser numériquement par une croissance en Inde ou en Asie du Sud-Est, le revenu par utilisateur (ARPU) y est 5 à 10 fois inférieur à celui des marchés occidentaux ou russe. Autrement dit : Snap va perdre beaucoup plus d’argent qu’il n’en gagnera ailleurs.
Snapchat est-il en train de vivre sa crise de milieu de vie ?
Depuis 2022, Snapchat stagne autour des 400-430 millions d’utilisateurs actifs quotidiens. Instagram Reels et TikTok ont mangé ses parts de marché chez les adolescents américains et européens. Les tentatives de monétisation agressive (publicités dans les chats privés, Spotlight payant, etc.) ont irrité une partie de la communauté sans pour autant faire exploser les revenus.
Au troisième trimestre 2025, Snap a pourtant surpris positivement Wall Street avec une croissance de 15 % de son chiffre d’affaires, grâce notamment à un excellent travail sur les petites et moyennes entreprises publicitaires. Mais les analystes s’accordent à dire que 2026 sera l’année de vérité : soit Snapchat parvient à dépasser les 500 millions DAU, soit il risque de retomber dans la catégorie des « réseaux sociaux has-been » aux côtés de Tumblr ou Vine.
Les Spectacles AR : pari génial ou gouffre financier annoncé ?
Face à cette tempête parfaite, Snap mise tout (ou presque) sur le lancement de ses nouvelles lunettes AR Spectacles en 2026. L’idée est séduisante : des lunettes légères capables d’afficher des overlays directement dans le champ de vision, couplées à l’écosystème de filtres Snapchat.
Mais l’histoire se répète dangereusement. En 2016, les premières Spectacles (caméra intégrée) avaient été un fiasco commercial retentissant : seulement 0,08 % des utilisateurs Snapchat les avaient achetées, laissant Snap avec des centaines de millions de dollars de stocks invendus. Mark Zuckerberg lui-même avait ironisé à l’époque : « On ne copie pas les produits qui échouent. »
Aujourd’hui, la concurrence est encore plus rude. Meta prépare le lancement d’Orion, ses vraies lunettes AR (pas juste des Ray-Ban avec caméra). Apple travaille sur ses propres lunettes pour 2027-2028. Même Google relance ses Glass dans une version entreprise. Dans ce contexte, les Spectacles de Snap risquent d’arriver trop tard, trop cher, et avec moins de fonctionnalités que la concurrence.
Leçons pour les entrepreneurs et marketeurs digitaux
Cette affaire russe nous rappelle plusieurs vérités brutales du business digital en 2025 :
- La dépendance à quelques marchés clés est un risque majeur – Apple l’a appris avec la Chine, Snap avec la Russie et l’Australie
- Les régulateurs deviennent les vrais arbitres du game – l’Europe avec le DMA, l’Australie avec l’âge minimum, la Russie avec son internet souverain
- La diversification géographique ne suffit plus : il faut aussi diversifier les sources de revenus (abonnements, hardware, B2B)
- Les paris hardware sont ultra risqués – même les géants s’y cassent les dents (Meta a perdu 50 milliards sur Reality Labs)
Et maintenant ? Scénarios possibles pour Snap en 2026
Scénario optimiste : Les Spectacles AR rencontrent un succès inattendu auprès des créateurs et des 18-24 ans, Snapchat dépasse les 500 millions DAU grâce à l’Inde et l’Afrique, et Snap devient rentable sur son segment hardware d’ici 2028.
Scénario réaliste : Croissance molle autour de 450 millions DAU, pertes continues sur le hardware, mais survie grâce aux revenus publicitaires et à Snapchat+ (abonnement premium).
Scénario catastrophe : Échec commercial des Spectacles, nouvelle vague de régulations (Inde ? Brésil ?), rachat par un géant (Microsoft ? Amazon ?) ou déclin progressif vers l’irrélevance.
Une chose est sûre : 2026 sera décisif. Snapchat n’est plus le petit challenger insolent de 2016. C’est une entreprise cotée en bourse, avec 5 000 employés, qui doit prouver qu’elle mérite sa place parmi les géants du digital. Le ban russe n’est qu’un symptôme d’une maladie plus profonde : dans un monde où les États reprennent le contrôle du numérique, les plateformes purement sociales ont du mal à trouver leur place.
À suivre de très près, surtout si vous avez des budgets publicitaires sur Snapchat ou des actions Snap dans votre portefeuille.
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